Cette année sortent presque en même temps deux drames historiques adaptés de romans d’Honoré de Balzac: Eugénie Grandet et Illusions perdues. Le premier s’inscrivant dans le cycle provincial de La Comédie Humaine, le second dans le cycle parisien. Je raffole personnellement de films situés dans le XIXème siècle donc, ayant vu Eugénie Grandet dans le cadre du festival Cinemania, j’attends avec hâte la première canadienne des Illusions perdues. Voyons alors comment le film réussit dans l’adaptation!
„Ton père a choisi le moins cher de tous les vices”, dit la mère à Eugénie, „C’est un avare”. On le voit dans la première scène en train de négocier le prix d’une bâtisse, alors que dans les scènes suivantes il est dans sa maison provinciale à jouer un pauvre. Ne rien dépenser et amasser le plus de bien possible, telle est sa devise – l’amour d’argent porté à son extrémité. C’est également la raison pour laquelle il ne veut pas faire marier sa fille, Eugénie. Celle-ci vit isolée, en passant ses journées à coudre, réduite avec sa mère au travail à la maison. Jusqu’au jour où elle rencontre son cousin…
Le film de Marc Dugain met bien en scène, par des séquences parallèles, cette obsession de l’argent qui vaut dans la vie du Mr Grandet plus qu’amour. Sa fortune reste secrète et seulement à la fin pour amener à l’émancipation d’Eugénie. Or il ne s’agit pas ici d’un drame d’émancipation, même si telle pouvait paraître la volonté du réalisateur – actualiser l’histoire racontée par Balzac. Je trouve que la fille est un peu mise de côté, effacée. C’est le personnage du père, joué formidablement par Olivier Gourmet, qui joue le premier violon. Pour comprendre plus sa psychologie, regardons ce passage d’un des premiers paragraphes du roman de Balzac:
„Monsieur Grandet n’achetait jamais ni viande ni pain. Ses fermiers lui apportaient par semaine une provision suffisante de chapons, de poulets, d’œufs, de beurre et de blé de rente. Il possédait un moulin dont le locataire devait, en sus du bail, venir chercher une certaine quantité de grains et lui en rapporter le son et la farine. La grande Nanon, son unique servante, quoiqu’elle ne fût plus jeune, boulangeait elle-même tous les samedis le pain de la maison. Monsieur Grandet s’était arrangé avec les maraîchers, ses locataires, pour qu’ils le fournissent de légumes. Quant aux fruits, il en récoltait une telle quantité qu’il en faisait vendre une grande partie au marché. Son bois de chauffage était coupé dans ses haies ou pris dans les vieilles truisses à moitié pourries qu’il enlevait au bord de ses champs, et ses fermiers le lui charroyaient en ville tout débité, le rangeaient par complaisance dans son bûcher et recevaient ses remerciements. Ses seules dépenses connues étaient le pain bénit, la toilette de sa femme, celle de sa fille, et le payement de leurs chaises à l’église ; la lumière, les gages de la grande Nanon, l’étamage de ses casseroles ; l’acquittement des impositions, les réparations de ses bâtiments et les frais de ses exploitations. Il avait six cents arpents de bois récemment achetés qu’il faisait surveiller par le garde d’un voisin, auquel il promettait une indemnité. Depuis cette acquisition seulement, il mangeait du gibier. Les manières de cet homme étaient fort simples. Il parlait peu. Généralement il exprimait ses idées par de petites phrases sentencieuses et dites d’une voix douce. Depuis la Révolution, époque à laquelle il attira les regards, le bonhomme bégayait d’une manière fatigante aussitôt qu’il avait à discourir longuement ou à soutenir une discussion. Ce bredouillement, l’incohérence de ses paroles, le flux de mots où il noyait sa pensée, son manque apparent de logique attribués à un défaut d’éducation étaient affectés et seront suffisamment expliqués par quelques événements de cette histoire. D’ailleurs, quatre phrases exactes autant que des formules algébriques lui servaient habituellement à embrasser, à résoudre toutes les difficultés de la vie et du commerce : Je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas, nous verrons cela. Il ne disait jamais ni oui ni non, et n’écrivait point. Lui parlait-on ? il écoutait froidement, se tenait le menton dans la main droite en appuyant son coude droit sur le revers de la main gauche, et se formait en toute affaire des opinions desquelles il ne revenait point. Il méditait longuement les moindres marchés. Quand, après une savante conversation, son adversaire lui avait livré le secret de ses prétentions en croyant le tenir, il lui répondait : — Je ne puis rien conclure sans avoir consulté ma femme. Sa femme, qu’il avait réduite à un ilotisme complet, était en affaires son paravent le plus commode. Il n’allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner à dîner ; il ne faisait jamais de bruit, et semblait économiser tout, même le mouvement.”
Je vous laisse regarder la bande-annonce. Y a-t-il déjà des points évoqués par Balzac qui y apparaissent? On dirait que, rien que dans ce court clip vidéo, l’amour et l’avarice s’enchevêtrent comme deux rivières souterraines, créant ainsi la narration de Marc Dugain sur l’amour idéalisé, rêvé (peut-être projeté sur le cousin) par une fille isolée et l’avarice trop réelle de son père qui l’enferme.