A l’époque où toute expérience actuelle est remplacée par celle virtuelle, a-t-on toujours besoin des villes, des routes et des forêts ? Nous vivons dans des espaces définis et chiffrés qui, en fin de compte, n’existent plus. Après avoir aménagé des structures artificielles pour le bien économique de la société, nous nous y sommes enfermés pour nous déplacer d’un lieu clos à un autre. Le trajet, c’est-à-dire le dehors, est devenu sans importance – banalisé, écarté, oublié.  Le plus pratique serait de ne plus se déplacer ou de programmer et contrôler à l’avance tout déplacement. Dans cette structure chiffrée où tout et rien à la fois semble être donné à lire, n’assistons-nous pas à une disparition de l’esprit ?

Ce sentiment de détachement de la vie réelle a été exacerbé par la pandémie. Ainsi la Ville (imaginée, façonnée par les pas de ses habitants qui s’entrecroisent et s’arrêtent parfois pour « communier » une énergie partagée comme sur une agora) s’est effacée.  Y a-t-il encore une utilité à voyager, à éprouver, à rencontrer ? Les murs ne sont pas élémentaires, les idées qui germent entre eux risquent trop de passer dans la sphère de l’abstrait. Le résultat est tel qu’on assiste à une globalisation qui est, paradoxalement, accompagnée de l’individualisation. Son fonctionnement étant sous l’emprise du pouvoir machinique, on ne comprend plus le monde. Il y a des logements, mais pas de lieux, pas de parcours. La Vie nous contourne, mais la séparation n’en reste pas là : l’homme s’aliène encore plus dans les algorithmes et sombre dans son cauchemar de croissance illimitée jusqu’à l’épuisement total, de lui et de la Terre. 

Pendant le premier confinement nos moyens de déplacement ont été limités au strict nécessaire. A l’extérieur de ce labyrinthe, la Nature reprenait son souffle – les eaux devenaient plus bleues, les fleurs transperçaient les trottoirs, l’air s’assainissait. Le virus, tel Copernic, a arrêté l’homme pour mettre en mouvement les plantes. Au moins un point positif, ouf.

Or, comment peut-on renouer avec la planète dans un monde si cloisonné où, pour reprendre l’expression d’Olga Tokarczuk, la mondialisation est devenue claustrophobique ? Il y a trop de monde, les foules se faufilent dans nos poches : nous sommes sans cesse bombardés par les annonces et stimulés jusqu’à l’extrême pour finalement ne pouvoir plus rien ressentir. On nous parle beaucoup d’écologie, certes, mais est-ce un besoin, un rapport personnel ?

Je me suis rendu compte que le fait de parler de « sortir à la rencontre de la nature » ou « découvrir les richesses de la nature » était déjà un geste de séparation par lequel on se condamnait à un exil, pour cette fois, sédentaire. Comment pouvait-on enchanter à nouveau nos espaces ? Pouvait-on espérer une certaine « dissolution » de la Ville dans la Nature ? Le travail à distance instauré, les publicités de PAP (« envie de quitter Paris ? ») vendaient aux Parisiens des maisons de campagne ; et, franchement, l’affaire était bien convaincante. Une certaine horizontalité de l’urbanisme était-elle à envisager dans les années à venir ? Pouvait-on encore échapper au « rêve » d’atomisation crée par la modernité et se re-sensibiliser à la Nature ? 

Le terme « Nature » est déjà à revoir. Baptiste Morizot rappelle une ancienne expression de bûcherons québécois qui, en quittant leurs maisons, parlaient non d’aller dans la nature, mais de « s’enforester », qui est un mouvement à deux sens. Donc, fatigué par la lecture et sans assez d’espace pour réfléchir, dès l’arrivée de l’été je suis parti marcher – aller vers les montagnes et me laisser traverser par la forêt. Ayant passé le temps du confinement à déambuler dans des espaces faussement extérieurs, car limités, il me fallait une longue randonnée, un pèlerinage si on peut dire, qui donnerait un autre rythme à mes journées. L’impossibilité de partir dans un ailleurs lointain, en dehors de l’UE, m’a guidé vers les montagnes polonaises. J’ai entendu parler d’un sentier qu’on appelait « le saint graal » de la randonnée. J’ai convaincu un ami et nous sommes partis. Ainsi les régions locales ont pris le dessus sur les étrangères mais, une fois arrivés, tout nous était inconnu. Enfin, je me suis dit, enfin chez moi, sur la route.

Główny Szlak Beskidzki (GSB) compte 500 km, longe la frontière Sud de la Pologne et traverse les chaînes de montagnes Beskidy : Beskid Śląski, Beskid Żywiecki, Gorce, Beskid Sądecki, Beskid Niski et Bieszczady. La ligne du sentier est balisée en rouge ; elle commence par un point à Ustroń et finit par un point à Wołosate. Que c’est trivial, deux points et une ligne, un autre sentier tout tracé, dirait-on, pas de place à l’errance. Mais quelle liberté alors, quelle liberté. Un sac, une tente, deux pieds…

Ainsi on se fond dans le paysage où le moi n’est plus, et il ne reste que le tout.

Comment dire ce type d’apothéose, d’épiphanie face à un paysage archaïque, à un espace premier ? Comment, à l’époque où l’on s’absente du monde, s’inventer à nouveau sa géographie ? N’est-ce pas justement la tâche de la Poésie : marcher puis écrire pour ré-enchanter le monde ? Cela permet de sortir des structures préétablies de la société pour cartographier le monde à nouveau, cette fois en nouant une relation personnelle. Ainsi, face à la Nature élémentaire, on passe du « moi social » à « soi universel ». Il s’agit de créer à nouveau et de vivre pleinement notre rapport à la Terre. La Poésie, elle, peut nous initier à cet infini élémentaire. On dirait presque une religion : là, croître se confond avec croire, et le mouvement cyclique de la Nature avec celui, linéaire, du marcheur.

Les récits de voyage devraient donc être des waybooks : une traversée des territoires et des pistes de pensée vivante. Écrire, sans se laisser leurrer par l’idéalisation romantique du pèlerinage ou le leurre postmoderne du faux nomadisme, permettrait d’échapper à notre exil sédentaire, ce détachement de la Nature et de nous-mêmes, pour relier le dehors avec le dedans – voyager non pour se rendre d’un lieu à un autre, mais pour sentir et imaginer des immensités.

Comme dit Augustin Berque, le paysage local définit l’homme autant que celui-ci le façonne. Il paraît alors essentiel de questionner le sens de nos relations à l’espace et à la Nature. Car, comment une société comme la nôtre, qui connaît le paysage, peut-elle en même temps le détruire ? Je ne sais pas si j’ai trouvé la réponse. J’ai marché, je me suis fatigué, mon corps est devenu celui des montagnes, je suis revenu à Paris. Où ce pèlerinage ex-centrique m’a mené ?

Il y a des personnes qui disent à ce moment traverser leur propre vie, ou alors échapper à la Culture et communier avec la Nature ; je n’y pensais pas. Ne faisant que passer, je regardais autour, mes yeux s’ouvraient de plus en plus et parfois j’avais l’impression d’être regardé par quelqu’un d’autre, ses yeux cachés dans la forêt et ses oreilles grandes comme les montagnes – pas tout à fait différent de moi-même. Je pensais alors souvent à l’image du père et de son fils qui, dans The Road de Cormac McCarthy, marchent à travers le paysage d’une Amérique postapocalyptique. Au milieu de la grisaille, de la sécheresse et de la cruauté des hommes, le fils demande au père s’ils portent toujours, en eux, le feu. Si ce n’est pas cela, je ne sais pas ce qui les motive à continuer cette marche jusqu’à l’océan, image de l’espérance mais aussi d’une certaine fin du monde. Marcher est donc une forme d’espérance, une possibilité de renouer avec l’élémentaire, aussi bien pour l’Homme que pour la Terre. Or, en le décrivant maintenant, ne procède-je pas à un embellissement, ne crée-je pas moi aussi, sans le vouloir, une binarité entre Nature et Ville ? Si c’est le cas, comment l’écriture peut-elle lier, sans pour autant unifier, mon corps et celui des arbres, des ruisseaux et des biches ?

En revenant de GSB à Paris je repense aux questions d’avant et je me rappelle Henry David Thoreau qui disait se mettre à la verticale de son être lors des promenades dans la forêt. Passer de la Ville à la Nature, serait-ce alors une question intérieure qui n’aurait rien à voir avec ces deux termes qui sont, en fin de compte, inventés ? Nous avons oublié la Vie, nous avons oublié d’écrire du centre de la Vie et ainsi elle erre, ineffable, à travers les montagnes et les forêts. Mais quand je marche maintenant dans Paris les souvenirs de l’été passé apparaissent çà et là, les plantes germent au-dessous de ses rues, se déplaçant quand je dors et, une fois réveillé, je marche comme je marchais dans les montagnes. Je me dis alors que c’était peut-être ça aussi, la soif de Terre : c’était, c’est toujours un besoin d’Esprit.

MW, Paris, Mai 2021

« Des rimes mon auberge était à la Grande Ourse
Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou »

Arthur Rimbaud, Ma bohème

Bibliographie

BERQUE, Augustin, Médiance. De milieux en paysages, Paris, Belin, 2000.

CORMAC, McCarthy, The Road, New York, Alfred A. Knopf, 2006.

GROS, Frédéric, Marcher, une philosophie, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2011.

LE BRETON, David, Éloge de la marche, Paris, Métailié, coll. « Essais », 2000.

MORIZOT, Baptiste, Sur la piste animale, Paris, Actes Sud, 2018.

RABHI, Pierre, Vers la sobriété heureuse. Éditions Actes Sud, 2014.

THOREAU, Henry David, Walden ou la vie dans les bois, Paris, Gallimard, 1922.

TOKARCZUK, Olga, Czuły narrator. Wydawnictwo Literackie, 2020.

WHITE, Kenneth, Le Plateau de l’albatros. Introduction à la géopoétique, Paris, Grasset, 1994.

–, L’esprit nomade, Paris, Grasset, 1987.

https://www.pap.fr/blog/envie-de-quitter-paris-pap-lance-une-campagne-d-affichage-dans-le-metro-parisien/a22216