Le nouveau film de Lukasz Ronduda (Premier Prix au Festival de Gdynia), Fears présenté à Torun à l’occasion de Tofifest, nous plonge dans le conflit séparant en Pologne le milieu catholique traditionnel et le milieu LGBTQ+, cela par un portrait d’un artiste homosexuel et catholique en même temps. J’en profite pour discuter du queer comme façon d’interpréter les œuvres cinématographiques.


Introduction
Dans les débuts du cinéma on interprétait l’histoire racontée d’après une ligne narrative. Les relations entre les évènements étaient bien coordonnées afin de produire de la signification par leur position les uns après les autres – c’est à ces schémas narratifs que Deleuze consacre le premier tome du Cinéma. Après la Seconde Guerre Mondiale le cycle perception-affection-action a été remplacé par le système où plusieurs temporalités se superposent (sheets of past) – les possibilités de coordonner les relations du présent, du passé et du futur sont illimitées, car non reliées par quelconque mouvement ou raisonnement rationnel. Ces plateaux du passé convergent vers le présent qui peut être perçu de façon multiple, où plusieurs temporalités (peaks of present) coexistent et entrent en collision les unes avec les autres. Ainsi, ce n’est plus un mouvement déclenché par l’enchainement des images, mais une temporalité, souvent floue et chaotique, qui permet de comprendre le cinéma contemporain.
Avec la naissance du New Queer Cinema dans les années quatre-vingt on a affaire à encore un autre mode d’interprétation. Ici, je vais réfléchir à la manière dont le langage cinématographique traduit le désir queer par l’esthétique du cinéma et ses différentes formes de productions. J’étudierai également les défis qui se dressent devant cette minorité et ce genre cinématographique. En effet, tout est fait du désir, et le désir est une performance qui a pour but la production – ici cinématographique.


Une machine du désir
Ce que nous voyons souvent dans les films LGBTQ+ (comme identité, structure sociale) n’est qu’un produit de la machine (qu’il soit érotique, organique ou purement mécanique), un flux indéfini des choses qui déterritorialisent le désir, en le transportant au-delà des schémas sociaux. Étant composé de multiplicités, ce flux est capable de produire n genres, non juste deux ou trois. Cette production passe par le langage du cinéma, à savoir le montage, l’hors-champ et le son, la construction du cadre restant l’élément le plus important.
Notre appréhension du cadre commence avec la sensation ressentie par le spectateur, puis on aperçoit les objets et la spatialité. Le montage structure cette perception par des liens cognitifs qu’il introduit mais, comme nous le savons de par le structuralisme, cette structure peut être renversée et ses éléments ré-agencés. En résultat le désir n’a pas de formes idéales. Il est toujours en train de changer, ne peut pas être limité à des classements ou exprimé par la temporalité ou la spatialité, par une seule identité ou un rapport sexuel (qui, sur l’écran, n’implique pas une transcendance). Comme le rhizome de Deleuze, le désir est connecté à tout, c’est un système de points librement dispersés, et non une ligne. Il nécessite une lecture précise qui ne succombe pas aux schémas normatifs ou schémas queer, mais cherche toujours des lignes de fuite qui permettent aux films d’échapper à leur propre structure. L’interprétation devrait atteindre des résultats ouverts et féconds en des formes qui excèdent celles préétablies par notre pensée. Or, la production du désir n’a pas de but politique ou moral. N’étant pas une stratégie pour changer le monde, le cinéma queer a la liberté de fonctionner tout simplement comme théorie et art, car c’est un art mineur qui fonctionne, en nomadisant les territoires normatifs.
Chaque mouvement nomade est une recherche d’un territoire à nous. Or, là encore une fois, c’est une représentation idéalisée qui est loin d’être nouvelle, car elle retombe dans le même schéma. Il faut souligner que la déterritorialisation peut impliquer un danger de reterritorialisation – par le fait de vouloir sortir des définitions des genres on les réaffirme à nouveau, mais de façon détournée. C’est un mécanisme semblable à celui présenté par Sedgwick dans Epistemology of the Closet : une fois dedans, on n’arrive pas à en sortir. Afin d’échapper à ce danger, le réalisateur doit s’assurer du bon fonctionnement de la machine du désir. Suivant la pensée paradoxale de Deleuze, elle fonctionne quand elle tombe en panne, et il s’agit justement d’analyser puis démembrer son fonctionnement afin d’assurer une production queer, déconstruire les automatismes déjà établies pour en faire d’autres, libres des sociétés de contrôle qui imposent un fonctionnement d’après leurs schémas et leurs idéalisations totalitaristes.


Apprendre un autre langage
Le flux de désir dans le cinéma passe par des différents canaux cognitifs, sans fixer quelconque formation (homo ou hétérosexuelle) comme innée, car la différence et la fluidité identitaire sont plus importantes que l’établissement d’un cadre avec ses lois. Le queer paraît donc comme une capacité du spectateur à déchiffrer des liens cognitifs entre les séquences, processus qui dépend en grande partie du montage, des plans utilisés par le cinéaste et de la mise en scène.
C’est par les images qu’on crée des relations entre les signifiés potentiels, mais qui restent floues et vagues, leurs valeurs incertaines. Ainsi le sens surgit des enchainements des images ; or, ce n’est pas un sens unique et figé dans sa définition, c’est un sens trans – un sens kaléidoscopique qui, toujours en mouvement, traverse la structure des films. La production de nouveaux potentiels et de nouveaux désirs devrait rester possible, les sens suggérés par les images s’extériorisant et se transformant sans cesse par des possibles lignes de fuite qui conduisent vers d’autres configurations. Étant donné qu’il s’agit d’incarner par un film un désir difficile à saisir, un désir trans, le langage cinématographique doit se montrer assez flexible et, si l’on peut dire, carnavalesque (comme le cinéma de Fellini), admettant le plus grand nombre possible des bizarreries concrètes (les objets et les personnages montrés sur l’écran avec leurs actions) et cognitives (la lecture qu’on fait de ce qui est concret et qui défie notre système de pensée).
Le flux du désir doit donc ’imprégner tout, y compris le paysage et les objets, non seulement les relations interpersonnelles (qui sont, comme nous l’avons déjà dit, juste uns des avatars du désir).
Le désir s’arrange par le fait de déranger et défier notre perception du monde, qu’elle soit vraie ou fictive. Tout ce que nous voyons sur l’écran est sélectionné avant de nous être montré : le sujet, par exemple, est aussi une figure figée de la perception sociale que nous voyons comme normative, mais cela seulement parce qu’il est une partie de la réalité qui demeure très subjective. Le sujet est une vision actuelle (qui embrasse le réel, qui est visible) que nous voyons comme séparée des forces et des relations qui se jouent en dehors de lui, mais les liens virtuels (invisibles, mais suggérés par les images) ne sont pas néanmoins coupés. Le désir queer incarnée par le sujet traverse tous les autres et les défamiliarise.


Imager un visage
Comme nous l’avons mentionné, New Queer Cinema à ses débuts avait pour but de dessiner des portraits des personnes appartenant à des minorités sexuelles et vivant souvent en marge de la société. Dans le langage du cinéma c’est la démarche qui est rendue possible par l’emploi du plan détaillé qui, montrant le visage du sujet, nous permet d’entrer dans ses pensées et de faire une tentative du portrait. Un plan détaillé produit un visage et déclenche tout un mouvement intellectuel concernant les questions de l’histoire, de l’identité et du désir. Les détails du visage nous renvoient à un ensemble amalgamé de ces fragments. Le visage affecte aussi notre perception des autres objets. Un seul visage peut donc renvoyer à d’autres, à toute une communauté, en s’effaçant lui-même. Nous pourrions poser plusieurs questions sur le système de rapport enclenché par le plan détaillé : comment un visage se construit, à partir de quoi, à partir de quelles réalités prédéfinies ? Par quelle machine le visage est-il produit ? Pourquoi le visage primitif est-il indiscernable et le nôtre présuppose déjà des interprétations ? Est-ce qu’on le déchiffre à partir des présupposés sociaux, raciaux ou autres ? Comment cette « autre monde » nous dévisage ? Comment l’identité LGBTQ+ dans les films a été envisagé et visageifié ? En tant que spectateurs, nous participons à la construction de ces identités qui dérangent, défient et réarrangent nos stéréotypes (en anglais : to queer).
Les plans dans le cinéma régi par la machine du désir surgissent d’une énergie, une sorte de magma conceptuelle, pour créer des nouveaux arrangements dans lesquels il n’y aurait pas de frontière entre le visible et l’invisible, entre l’homme et la femme. Les manifestations telles que démontrées dans le film mutent autant qu’il nous est impossible d’employer les mesures de la vérité et du mensonge, même pour faire un portrait des personnages – leurs psychés et désirs paraissent si changeantes et pluri-formes qu’ils sont insaisissables.


La poétique du cristal
Gilles Deleuze distingue quatre types de cristaux en cinéma : le cristal refermé, un monde qui se suffit à lui-même ; un cristal qui présente une fissure permettant aux protagonistes d’échapper à sa structure (voir La Règle du jeu de Jean Renoir); un cristal en évolution qui, même si refermé, ne cesse de grandir de manière carnavalesque, en privilégiant ses personnages et bizarreries plus que la structure narrative ; un cristal en décomposition, en déclin, qui présente une imperfection en son intérieur, l’imperfection qui va faire éclater le cristal entier. Ensuite, nous avons deux manières dont l’univers peut nous être présenté au cinéma, à savoir la graine et l’environnement (Tree of Life de Terrence Malick qui s’ouvre vers une dimension transcendantale), qui sont des différences entre les univers spatio-temporels présentés dans les films : la graine cristallise un environnement qui est amorphe et virtuel ; l’environnement est cristallisable, mais c’est la graine qui joue le rôle de son image actuelle . Une graine flotte parmi d’autres comme les étoiles dans une galaxie, l’environnement est une construction universelle qui embrasse tout. Les transformations à l’intérieur du désir ne sont pas basées sur l’identité ou le mouvement linéaire, mais sont fruits de ce qui est imprévisible, irrationnel – d’un désir circulaire et obscur, un cristal qui produit par ses facettes un nombre infini de mirages.


Quel avenir pour le cinéma queer ?
Selon Nick Davis et en s’appuyant sur les théories de Deleuze, le désir subit aussi des échanges, comme l’argent, et en cela il a un fort impact, quoique inconscient, sur la structure sociale. L’auteur l’appelle « crystal-queer economy ». En ce qui concerne l’argent, nous avons en effet toujours affaire au virtuel (le réseau d’échanges) et à l’actuel (la valeur et le travail). Il suffit de remplacer argent par désir pour pouvoir dire que tout cadre actuel peut refléter les mouvements virtuels du désir, présents dans les films analysés, et qui sont des échanges fondés sur leurs valeurs. En dessous des mouvements économiques il y a des investissements sexuels par lesquels le désir est présent, est perçu de manière inconsciente, dans la structure sociale – ce sont des micro-investissements du désir dans le champ historico-social. Nous voyons donc que les flux de désir, tels que présentés dans les films, peuvent avoir un impact sur notre société ; ils introduisent aussi d’autres façons de lire et de réinventer l’histoire queer afin qu’ils en surgissent de nouveaux signes, de nouveaux potentiels – nous ne pouvons pas rester dans la réitération du passé. Pour cela, il faut employer une herméneutique qui saurait déchiffrer les codes de l’histoire et déconstruire les machines de contrôle : il s’agirait de figure deleuzienne de schizo. Les œuvres cinématographiques devraient aussi se montrer prêtes à une telle lecture – qui n’aboutit pas forcément à un sens, qui n’établit pas de cadre ou de code de lecture universel.
Dans l’herméneutique queer il ne s’agit pas de passer d’une configuration à une autre. Les personnes ne sont pas assignées aux genres et n’attendent pas d’être assignées. Le corps individuel en cela ne reflète pas le corps social auquel il appartient ; il défie les notions binaires du visible-invisible, d’une partie et d’une totalité, ce n’est plus un mouvement linéaire d’histoire d’un point A à B.


Conclusion
Il faudrait donc que le cinéma queer (New Queer Cinema ou art mineur), comme il faisait dès le début, continue à dessiner des portraits, mais sans les terminer, sans peaufiner les traits qui resteront imparfaits, déformés, et dont les couleurs déborderont vers d’autres esthétiques, d’autres formes d’expressions. Le mouvement de la déterritorialisation paraîtrait nécessaire afin d’assurer le bon fonctionnement des machines du cinéma queer qui créent des collectivités et des formes flexibles de la politique – car si le désir, comme le pouvoir, est partout, il imprègne nos vies jusqu’au moindre détail à un point inconcevable. Le cinéma, par ses productions, son langage et les relations qu’il implique, nous apprend à le percevoir.

J’ai puisé mes réflexions dans:
Nick Davis, The Desiring-Image: Gilles Deleuze and Contemporary Queer Cinema, Oxford University Press, 2013.