« [L’art] est l’expression de la société » (Mercure de France, 1802). Cette affirmation de Louis de Bonald – homme politique, philosophe et essayiste français de la fin des XVIIIème et XIXème siècles – pose clairement le besoin toujours actuel de voir en l’art un commentaire de la société, qu’il soit politique, social, culturel, technologique ou pandémique. Cette vision de l’art comme « miroir qui se promène le long d’une grande route » (Le Rouge et le Noir de Stendhal, 1830), bien que beaucoup critiquée puis laissée aux oubliettes par le XXème siècle et ses théories post-modernes, semble aujourd’hui renaître de ses cendres et être à son apogée dans le 7ème art. Toutefois, cette vision de l’art comme expression pure et simple de la société actuelle ne risque-t-elle pas de tendre vers une systématisation de l’art comme commentaire de notre époque ? Ne risque-t-on pas d’imposer à l’art notre vision de celui-ci sans chercher à comprendre ce qu’il veut nous montrer en premier lieu ? Si l’art – ici le cinéma – est bel et bien l’expression d’un regard sur la société montrée, n’est-il pas également le dévoilement des craintes possibles vis-à-vis de la société dans laquelle on évolue ? Autrement dit, l’art n’aurait-il pas une fonction prophétique par rapport à la réalité qu’il dépeint plus qu’une simple possibilité de donner à voir de l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur d’une société ?
Toutes ces réflexions sur l’utilité du cinéma comme commentateur de l’actualité sa capacité à nous faire voir ou envisager un possible avenir ou notre propension à y plaquer notre vision de la réalité sont, nous semble-t-il, parfaitement convoquées par The Pink Cloud – film présenté à cette édition du FNC (le site du Festival) – et le contexte dans lequel celui-ci est visionné.
The Pink Cloud (voir la bande-annonce ICI)commence par une note de la scénariste et réalisatrice : le scénario a été écrit en 2017 et le tournage s’est déroulé en 2019. Cette précision est de mise lorsque l’on sait que le film est sorti en 2021 – après les confinements successifs liés à la pandémie de covid-19 qu’ont connu de nombreux pays dans le monde. En effet, le film de Iuli Gerbase (voir sa présentation ICI)met en scène la population brésilienne terrorisée par l’apparition soudaine d’un nuage rose toxique, rendant l’air en dehors des bâtiments mortel : toute personne étant dehors plus de 10 secondes meurt. Tout le monde est alors appelé à rester chez eux ou rentrer dans le plus proche bâtiment pour s’y confiner. Le passage de la vie active, extériorisée, à une vie dans l’enfermement, est drastique – l’espace intérieur, clôt, devenant une véritable prison. Certaines personnes se retrouvent donc enfermées pour une durée indéterminée dans une boulangerie ou un supermarché. Néanmoins, la narration principale suit les péripéties d’un jeune couple qui s’était rencontré la nuit précédente et qui se retrouve maintenant obligé de vivre ensemble.
La vie sociale subit une transformation radicale et apparaît dès lors possible seulement à travers les écrans : plusieurs scènes montrent les personnages avec des tablettes, téléphones ou ordinateurs comme seuls moyens de communiquer avec leurs proches, d’entretenir des liens sociaux (rencontres amicales ou sexuelles) ou comme simple regard sur le monde extérieur (bulletins d’informations, documentaires animaliers ou sociaux, etc.). La nourriture est livrée pas des drones à l’aide de tuyaux connectés à tous les bâtiments. Ce n’est pas juste une affaire de deux personnes, mais de toute une société qui se transforme à la suite d’un événement aux conséquences catastrophiques.
The Pink Cloud présente plusieurs attitudes possibles face à cette situation : soumission complète mâtinée de l’acceptation résignée de son sort ; dépression ; révolte ; fuite dans la réalité virtuelle (que ce soit dans la réalité virtuelle des réseaux sociaux et sites de rencontre ou dans celle que l’on souhaite vivre grâce aux casques de réalité augmentée) ; vision positive du nuage rose comme une divinité extérieure à la réalité des appartements et pourtant façonnant la vie qui s’y déroule. Le monde existe maintenant sous le signe du nuage rose ; toute la culture se base dessus, montrant que des jouets, des objets de décoration et les jus fournis par les drones adoptent au moins la couleur rose du nuage, si ce n’est sa forme en plus. Puis, le couple sur lequel se concentre le film vient à avoir un enfant. Se pose la question de savoir comment élever l’enfant dans ce monde enfermé. N’y aurait-il pas là une allusion à l’enfermement dans la caverne de Platon – lieu sûr et confortable s’il en est mais illusoire ? Les parents arriveront-ils à rendre heureux l’enfant dans un monde clôt ? Que transmettre à cet enfant ? L’image d’un monde libre, à l’extérieur des murs de l’appartement ? Ou décider de borner sa vision aux pièces de la maison, occultant tout ce qui se trouve de l’autre côté de ces murs et fenêtres ?
Le film démontre bien que notre civilisation est maintenant prête à vivre presque complètement déconnectée du monde extérieur, de la Nature ; la technologie nous suffit, même pour des contacts interpersonnels, et on n’a plus besoin de sortir, plus besoin de vivre l’extérieur du monde. C’est effrayant. L’enfermement est tellement long et pesant qu’on en vient à ne plus savoir si la réalité présentée est vraie ou pas ; les doutes s’élèvent…pourquoi les gens ne sortent-ils pas ? La menace est-elle réelle ?
Nous observons donc seulement l’évolution du couple et les problèmes auxquels ils doivent s’affronter, sans que le scénario ne réponde aux doutes qu’il soulève. Le tout baigne dans l’esthétique du rose, montrant bien à quel point toute la vie est façonnée par ce cataclysme du nuage. Mais il faut se rappeler encore une fois qu’il ne s’agit pas là d’un commentaire de notre situation, le film ne peut pas y être réduit.
The Pink Cloud est un cinéma actuel et prophétique qui, plutôt que de porter sur l’actualité, rassemble les éléments actuels et envisage un jeu de puzzle qui fait apparaître une image possible de l’avenir.
Edwige Medioni et Mikolaj Wyrzykowski